De Tiradentes à Ouro Branco
Tout a commencé
par un e-mail de Mathieu : « Que penserais-tu de faire un voyage en tandem? Ce sont dix jours à pédaler, une
moyenne de 60 km par jour » (le lien de la Estrada Real- Route Royale - était en annexe). J’ai
réfléchi de manière assez simpliste ...60 km par jour X 10 jours de pédalage? Banco !
Quatre jours plus tard...
Premier jour de
voyage
Nous descendons
du bus encore somnolents, le ciel semble être nuageux. Il est
6h30 du matin, une brise glaciale et paresseuse se fige dans l’air. Timide, Ouro Preto nous sourit. Douze heures
plus tôt, à 696 km de là, nous poussions notre tandem jusqu’à la gare routière
de São Paulo, le Terminal Tietê, tout
en craignant que la compagnie d’autocar qui nous emmènerait à Ouro Preto ne refuse de le transporter. A l’embarquement,
nous sommes tombés sur un fonctionnaire bienveillant qui, sans broncher et sans
se plaindre de la taille encombrante du vélo, l’a rangé dans le coffre à bagages du bus avec l’aide de
Mathieu – on a retiré les roues et le porte-sacoches afin de disposer le
tandem du mieux possible. Auparavant, nous
pédalions le long du fleuve sur la Marginal
Tietê (sans doute la partie la plus dangereuse du voyage), en grande tenue
de cyclistes, portant trente-cinq kilos de bagages sur le dos, entre fringues, caméras,
appareils photos, bidons d’eau, tente et autres sacs de couchage.
Quelques jours
avant, Mathieu avait lu sur Internet le récit de l’expérience d’Antonio Olinto ainsi que celle de José Maurício de Barros qui ont parcouru la Route Royale à
vélo. Contaminé par l’idée, il n’a fait ni une ni deux, a imprimé leurs
itinéraires et leurs conseils (contenus dans leurs sites respectifs) pour les
étudier- ces imprimés nous serviraient de cartes routières. Et c’est comme
ça que nous sommes partis de Vila Romana,
le quartier dans lequel nous vivions à São Paulo. Sans GPS, mais avec une
boussole, nous avons pris le chemin de la gare routière. Le voyage en bus
allait durer 11 heures jusqu’à Ouro
Preto, point de départ de notre épopée à travers la Route Royale.
Je n’avais
aucune idée précise des endroits où nous allions pédaler. Mathieu avait déjà
étudié le parcours, dans son esprit il avait déjà le tracé, le fil conducteur
de la « carte », du trajet à parcourir. Quant à moi, le
tracé que j’avais à l’esprit ressemblait furieusement à l’image d’une TV mal réglée. Ce que je savais sur la
Route Royale était très vague. Quelques minutes avant d’embarquer en direction
du Minas Gerais, assise dans un café, j’avais réalisé la taille du défi qui
nous attendait.
Nous ne nous étions
pas entrainés, l’échauffement se ferait directement pendant le voyage. Sur le
plan sans relief, il semblait qu’il n’y avait que des descentes. “Pra baixo todo santo ajuda, pra cima a coisa
toda muda” (Dicton populaire brésilien “Vers
le bas, tous les saints aident, vers le haut c’est une toute autre chose »).
Bref, où ça descend, ça monte ! J’ai analysé les
cartes du Vieux chemin de l’or qui se sont en partie révélées à moi. J’ai
remarqué les altitudes indiquées,
constatant qu’il y avait beaucoup de collines, et plus de montées que de
descentes....Mon estomac s´est noué.
Je ne savais pas
encore que les descentes seraient à couper le souffle. Sur l’une d’elles, nous atteindrions 90km/h!
J’ai décidé d’arrêter de penser pour ne pas être terrifiée, l’unique solution
était de pédaler. Le jour suivant se lèverait de toute façon. Un voyage comme
celui-ci exige d’être planifié. Il ne suffit pas de s’élancer et se laisser
porter par le vent. Etant le stoker (celui qui est assis à l’arrière d’un
tandem), je jouis d’une position spéciale: je ne guide pas. Les rênes du destin
ne sont pas exactement entre mes mains. La soumission d’une geisha est une
vertu importante dans ce cas, cela demande cependant du travail pour l’acquérir,
c’en devient presque un art.
Le stoker
doit avoir une confiance aveugle en son pilote, le “capitaine”, et d’ailleurs sans
ironie aucune, c’est un sport qui peut être pratiqué en toute sécurité par des
non-voyants en tant que stoker, sa fonction étant de pédaler, de faire corps
avec la bicyclette, d’être l’extension du corps du capitaine et d’être dans le
rythme du coup de pédale de celui-ci. Il ne guide jamais. Le guidon est juste
un appui pour les mains, singulièrement utile dans les montées. Celui qui
dirige donc le tandem, aucun doute là-dessus, c’est le pilote (et ceci n’est
pas un pléonasme !), la majorité des prises de décision lui
incombent.
Je suis sourde à
60% de l’oreille droite et j’ai une confiance absolue en Mathieu (de toutes
façons, je suis plus en sécurité avec lui à la manœuvre qu’avec moi-même,
surtout si l’on considère les différents accidents dont j’ai été victime sur un
deux roues, que ce soit en scooter ou à vélo). Bref, vu les pistes
accidentées que nous allions devoir parcourir sur la Route Royale, je me suis
confortablement installée dans le siège de l’autocar et me suis concentrée sur
notre prochaine destination: Ouro Preto.
OURO PRETO
Quelques siècles
avant notre arrivée, plus précisément en
l’an 1698, de l’or fût découvert sur les flancs des collines et aux abords du
Pic do Itacolomi, anciennement connu
comme Pic do Itacorumi (dans le
langage des indigènes, le tupi- guarani,
cela signifie « garçon-pierre »). De cette
découverte naquit une ville minière qui, 282 ans après sa fondation, serait
inscrite au Patrimoine Culturel de l’Humanité
par l’Unesco (1980). Sa topographie
est plane à 5%, vallonnée à 40% et montagneuse à 55%. A l’époque où les Bandeirantes (portugais et paulistanos) décidèrent
de s’enrichir et de s’aventurer dans le coin, Ouro Preto s’appelait Vila
Rica.
Antonio Dias et le Père Faria
furent les précurseurs de la ruée vers l’or. En rétribution de la richesse
conquise, on construisit des églises dont le style caractériserait l’architecture
de la ville. Ouro Preto était dans la
ligne de mire des modernistes de 22 (Mario
de Andrade, Oswald de Andrade et
son épouse Tarsila Amaral), révélant
au monde l’art baroque et certains artistes comme Aleijadinho (de son vrai nom Antônio Francisco Lisboa, sculpteur et
architecte portugais connu pour son travail sur de nombreuses églises au Brésil).
L’apogée de l’or
eut lieu de 1730 à 1760. Entre guerres (Guerre des Emboabas, 1707, lutte pour la démocratie dans l’aventure de l’or), insurrections
(Conjuration minière, 1789), événements
historiques tragiques comme la pendaison de Tiradentes (Joaquim José Da Silva Xavier, icône de la conjuration
minière) le déclin de l’eldorado survint vers 1763, et l’or redevint poussière. Avec ses 40 mille
habitants, 30 ans après sa fondation, la ville reçut le patronyme de Cité
impériale Ouro Preto (1883), et s’enorgueillît d’être la capitale du Minas Gerais jusqu’en 1887.
Aujourd’hui, elle compte 60 mille habitants, entre zone urbaine et zone rurale.
Et nous voilà
ici, Mathieu et moi, enfilant nos casques, déchargeant le tandem du bus à la
gare routière de l’ancienne Vila Rica,
prêts à revivre l’époque où le gouverneur de Rio de Janeiro, Artur de Sá e Menezes, lors d’une
plaisanterie fortuite, mordit une pierre noire issue du Pico do Itacolomi et remarqua qu’à l’intérieur apparaissait une
chose brillante et dorée.◘
"VACANCES" A OURO PRETO
Nos bagages sur
le dos, nous montons sur le tandem et amorçons une petite descente – le vent
nous fouette légèrement le visage nous susurrant le mot “vacances”. Afin de
dénicher un hôtel pour la nuit, nous ferions une brève promenade sur deux roues
à Ouro Preto. Direction le
centre historique, nous croisons quelques
écoliers accompagnés par leurs instituteurs, ils doivent avoir une douzaine
d’années, portent un uniforme et marchent en file indienne – à leur façon, bien
sûr ! – sur un exigu trottoir. Quand ils nous voient dévaler les rues
pavées, l’un d’eux donne un coup de
coude à son voisin et se met à crier :
— T’as vu mec, ils sont dingues!! – en nous pointant du doigt.
C’est suffisant
pour déclencher le vacarme, la vingtaine d’écolier se met à crier avec une
énergie puérile, nous faisant signe de la main. Tout en riant, ils nous lancent
des phrases du genre : “hé, emmenez-moi avec vous !” “t’as vu, c’est pas superman, mais ils sont quand même deux sur
un vélo!” “S’il y a de la place pour deux, il y en a pour trois, tu
m’emmènes?”, et ils s’amusent de leurs propres blagues. Nous leur sourions, donnons quelques coups de sonnette puis, au
fur et à mesure que le vélo prend de la vitesse, ils disparaissent.
Le tandem attire
beaucoup l’attention, surtout celle des enfants – leurs yeux brillent tandis
qu’un sourire se fige sur leurs visages lorsqu’ils le voient passer – je crois
qu’ils discernent dans ce type de bicyclette la possibilité de pédaler avec
leur père en toute sécurité. Amitié et camaraderie. Vraiment? Si tel est le cas,
il s’agit du même type de sentiment que je partage avec Mathieu. Nous laissant
glisser sur des pentes sinueuses, nous apercevons les collines surplombant la vila rococó. Nous visitons une auberge, un peu à l’écart de
l’agitation, charmante et rustique certes, mais les commodités y refoulent une
odeur de fumier et de moisi. Nous renonçons.
A présent, nous remontons
les côtes que nous venons de descendre, je n’avais jamais roulé sur une route
aussi escarpée. Je songe à ce que j’ai lu dans l’un
des carnets de route, celui d’Olinto il me semble, que la pire partie du trajet en terme
d’altitude est justement la portion que nous allons faire demain - et moi qui
peine lamentablement sur quelques “grimpettes”
de Ouro Preto! Mathieu a le sourire collé aux lèvres, j’en viens
à penser qu’il risque de contracter une crampe aux joues. Mais oui, demain nous
allons affronter les massifs de Serra de
Itacolomi, à 1325m d’altitude ainsi que ceux de Serra d’Ouro Branco, culminant pour leur part à 1400 m d’altitude. Je
ne savais pas encore que, parfois, les montées ne sont pas forcément suivies de
descentes.
Nous optons finalement
pour un hôtel à côté de la gare routière. Il faudra se lever tôt demain pour
tracer la route vers Conselheiro Lafaiete
et nous pensons qu’il est approprié de rester proche de la sortie de la
ville. Nous déchargeons
tout. Une fois douchés et changés, je prends la caméra, Mathieu l’appareil
photos et nous voilà partis faire un tour en ville. Le ciel s’ouvre et le soleil apparait. Nous photographions
et filmons la ville baroque, et quelques heures de marche plus tard, nous faisons
halte dans un sympathique restaurant où une bande d’intellectuels-musiciens ouro-pretanos philosophent sur les
partitions musicales. Après avoir déjeuné d’un saumon à la cannelle, nous nous rendons
au centre-ville afin d’acheter des
vivres pour le voyage.
Nous revenons à
l’hôtel en fin d’après-midi sous des trombes d’eau. Une violente et bruyante
pluie de grêlons de la taille d’une bille s’abat sur la région – nouveau nœud à
l’estomac. Nous faisons une sieste, puis
nous préparons nos affaires. Retour en ville
où nous mangeons des pão de queijo (pains
de fromage) tout en buvant un chocolat chaud, tout est délicieux. A l’hôtel,
nous tombons littéralement de sommeil.
1º JOUR DE PEDALAGE
Réveil à six
heures du matin, Après la douche, nous prenons un copieux petit-déjeuner,
fruits, fromage, café, tartines et jus de fruit. Sans perdre une minute, mais sans aucun stress
pour autant, nous chargeons les bagages
sur le tandem. Sur le parking
de l’hôtel, Mathieu attache solidement les
sacoches sur le porte-bagages, je me charge de remplir les gourdes d’eau.
Silencieux, comme dans un rituel, nous ressentons une tendre euphorie en notre
for intérieur, nos regards se croisent et nous savons exactement ce que chacun
doit faire. Il nous faut une heure pour tout préparer.
Nous allons
parcourir le Vieux Chemin de l’Or, route qui fût inaugurée par Fernão Dias Paes (Bandeirante pauliste connu comme « le
chasseur des émeraudes) au XVIIème siècle lors de ses mirobolantes expéditions,
qui pouvaient durer jusqu’à 95 jours, incluant des traversées maritimes à
Santos et Rio de Janeiro. Le scénario à l’époque de la ruée vers l’or y était
le suivant : des nobles de la cour à cheval, des mules surchargées de marchandises,
des esclaves marchant à pied et des muambeiros (sortes de marchands
ambulants, mi-contrebandiers mi-escrocs) découvrant un chemin de traverse
pour ne pas déclarer d’impôts à la couronne – il y eût du trafic jusqu’au XIXème siècle.
Huit heures du
matin, nous prenons la route de Conselheiro
Lafaiete. Mathieu se guidera grâce au journal de José Maurício de Barros. Nous allons tenter de suivre le
même chemin à l’aide également des conseils de cyclotouristes ouro-pretanos. Nous comptons
beaucoup sur notre intuition et voulons aussi profiter du climat mineiro. Le temps est nuageux, nous ne
savons pas vraiment ce que nous réserve le ciel. A la sortie de Ouro Preto, nous rencontrons quelques “bikers”
mineiros qui s’entrainent en vue d’un important championnat annuel de mountain bike, le « Iron Biker ».
Nous échangeons quelques gentillesses puis nous poursuivons notre chemin.
Au début, nous
avons un sentiment étrange. Respirer de l’air pur est presque désagréable (nous
habitons dans une ville de 20 millions d’habitants),
mais en pédalant, peu à peu les poumons remplissent leur fonction, revigorante
sensation de bien-être. Au bout de 10 km
de route, je me dis : “C’est pas si difficile que ça !” Au vingt et unième
kilomètre, le paysage ne change pas, nous sommes encore sur une large route
asphaltée alors que nous devrions déjà être entrés dans le Minas par de petites
routes, goudronnées certes mais étroites, que ni les bus ni les camions n’empruntent, il semble qu’au lieu de
nous diriger vers Mariana, nous n’allions
vers Belo Horizonte, soit la
direction opposée.
Nous nous arrêtons
dans un petit village au bord de la route où l’on nous confirme nos craintes. Un
marchand du cru annonce que nous devons faire demi-tour - ajoutant que les
ouro-pretanos sont peu enclins à aider les autres, une bande d’arrogants,
j’vous jure ! – puis nous explique comment trouver le point de départ. Il nous faudrait
pédaler 10 kilomètres de plus que prévu pour revenir sur nos pas, ce qui
voulait dire au total 34 kilomètres hors-plan. Dont worry, baby! Pas un nuage dans le ciel, aucun signe de pluie,
un vent frais et un soleil léger. Nous ne nous laissons pas incommoder par le "détour", nous nous promenons.
Nous faisons
donc demi-tour. Quelques kilomètres plus loin, nous pénétrons dans le Morro do Itacolomi. Finalement, les
voilà ces fameuses collines ! Au début, elles paraissent faciles, mais je me rends
vite compte qu’il n’y a pas beaucoup de ligne droite ou de descente, à vrai
dire, il n’y en a quasiment pas. Les muscles de
mes cuisses sont “rouillés”. Mathieu pédale ferme et moi, inévitablement, je
l’accompagne. Mon corps tremble, « la corde de la contrebasse » se
tend jusqu’au bord de la rupture lors d’escalades sans fin. Dans les montées, un tandem est plus lent qu’un vélo normal à une place.
Sur ce trajet, nous
ne dépassons pas les 4 Km/h km en montée, et atteignons 77 Km/h en descente. Quand
la fatigue se fait sentir, et cela arrive quatre ou cinq fois, nous faisons un
break de cinq minutes pour recharger les accus,
mangeant un fruit ou une barre énergétique, buvant beaucoup d’eau et
laissant nos regards se perdre dans le paysage :
— On y va ?
— Allez !
— Doucement mais sûrement. (Ceci allait devenir notre “leitmotiv” à chaque
élévation de route en vue)
En fin de
matinée, nous envahissons la Serra de
Ouro Branco, à la végétation rampante. Avec notamment une variété
d’orchidées, l’Orquídea Sophronitis
Brevipendeculata que l’on ne peut trouver nulle part ailleurs dans le monde
(tout cela me rappelle « Adaptation » le film des frères Kaufman dans
lequel il y avait une ambiance, une atmosphère quasi identique).
A notre grand
soulagement, les parties “pentues” sont maintenant derrière nous. Au pied d’une
colline, nous apercevons une ferme qui parait également être un hôtel. Nous avons consommé quatre litres d’eau, les bidons sont à sec. La lumière du
jour s’estompe, nous avons plus de sept heures de pédalage dans les jambes, et
bien que n’étant qu’à deux kilomètres de distance de Ouro Branco, épuisés mais heureux, nous jugeons préférable de
mettre un terme à notre périple ici et
de poursuivre le lendemain.
Devant l’hôtel,
il y a un lac où deux garçons d’une dizaine d’années s’essayent au canoë, ils
rament sans cesse mais ne font que tourner en rond, c’est hilarant, mais même
ainsi ils s’amusent beaucoup. On entend leurs rires au loin. Nous descendons
de vélo pour nous rendre à la réception. L’endroit s’appelle Hotel Fazenda Pé do Morro, très connu
dans la région, sauf pour nous. Il y a de la place. Mais il n’y a pas de
fatigue dans nos corps. J’ai même la sensation que mes jambes sont d’une
fraicheur extrême.
Aussi étrange
que cela puisse paraitre, nous n’avons pas le corps endolori, nous nous sentons
très bien – ce qui n’est pas si bizarre que ça en fait, quand on respecte les
limites de son corps dans une aventure de ce type, en buvant beaucoup d’eau et
s’alimentant bien, comme nous l’avons fait, tous les voyants sont au vert. Nous découvrons
un petit coin de paradis situé entre les collines de Ouro Branco, où il semble
que l’on peut toucher le ciel.◘